[photo: Olivier Verley]
Que la Révolution soit aujourd’hui nécessaire est une évidence, d’autant plus que son projet n’a jamais été aussi décrié. Cependant, il ne s’agit pas de faire LA révolution, mais une révolution, donc de la projeter à partir d’une situation particulière dans laquelle, si les circonstances la réclament, les conditions générales l’excluent. Il faut d’abord envisager cette contradiction.
Nul doute que l’arrogance du pouvoir est à son comble tout comme les faveurs accordées aux privilégiés. Il est même étonnant de voir à quel point l’absence de partage des richesses réduit sans cesse la marge d’illusion qui pouvait rendre supportable cette appropriation exclusive. Le mépris de la misère crée un désespoir sans doute propice à la révolution, mais c’est un piège pour la raison que le désespoir est explosif et non pas révolutionnaire : il prépare une jacquerie facile à réprimer et qui, finalement, servira l’oppression.
On dira qu’il suffit que le désespoir prenne le temps de s’organiser, mais les conditions générales travaillent justement à l’en empêcher. Le jeu des causes et des conséquences est depuis longtemps faussé par l’influence des media. La majorité s’est habituée peu à peu à supporter la destruction des biens collectifs : l’éducation, la santé, les services publics, l’information. Il n’y a plus de peuple, il n’y a qu’un public qui, privé du liant citoyen, a fini par croire que la rentabilité primait sur le service même si la chose est contraire à ses intérêts.
Un peuple est conscient d’une appartenance et d’un partage qui créent une solidarité ; un public n’a en commun que des images éphémères qui l’excitent à des identifications factices ou à la consommation. Conséquence, le périssable, devenu principale attraction, est l’unique bien public, et qui pousse à vivre dans un présent sans mémoire et sans réflexion. Le défilé des images occupe la tête sans y produire autre chose que le mouvement répétitif d’une fausse variété perpétuellement actuelle. Ainsi, pas de perspective, rien qu’un appétit renouvelé sans cesse par la publicité.
La vitesse de rotation des images est plus importante que leur contenu, et elle en constitue le sens. Le pouvoir a compris récemment combien cette vitesse pouvait tenir lieu d’action grâce à la fascination qu’elle produit, d’où l’agitation fébrile d’un chef qui mêle tous les genres afin de multiplier sa présence dans tous les domaines. Le danger, pour lui, est qu’un raté risque de se répercuter aussi multiplement, mais cela n’affecte que lui et pas le système désormais efficace assez pour avoir miné toute la représentation.
On oublie, parce qu’elle fait partie de nous, que la représentation conditionne toutes les relations à l’intérieur du corps social et que dépend d’elle aussi bien notre faculté d’expression que notre capacité de réflexion. Or, grâce toujours aux media et à leur pouvoir d’occupation mentale, la représentation a de plus en plus tendance à n’être que l’enregistrement passif du spectacle en permanence proposé sur l’écran de la télévision. Ce spectacle, contrairement à ce qu’on dit, n’instruit pas : il occupe simplement la tête et détourne l’attention en la distrayant. Il ne reste, pour s’opposer à lui, que les difficultés de la vie quotidienne, qui éventuellement désespèrent.
Il a été fait allusion plus haut à ce désespoir et à la révolte qu’il pourrait engendrer mais ce désespoir oriente bien plus souvent la colère vers des réactions racistes et nationalistes dont le pouvoir s’empare pour légitimer une politique d’exclusion ou de sélection et justifier l’arbitraire. La fabrication de la passivité sociale est en cours depuis des années : elle procède insensiblement par un décervelage planifié selon les aveux de l’ancien directeur de TF1, qui s’est dit investi du soin de produire du « cerveau disponible »…
Cet état des lieux, bien que trop sommaire, dit pourquoi la Révolution, bien que de plus en plus nécessaire, ne peut qu’aller à contre temps de ce temps qui l’appelle et la rejette. Le rejet doit sa force à une transformation des mentalités que le pouvoir a les moyens, non seulement de manipuler, mais de priver de l’énergie indispensable pour organiser la révolte. Et même la concevoir. A quoi s’ajoute le fait que l’opposition n’est plus que d’apparence, le parti socialiste ayant plus fait pour lancer les privatisations et les réformes anti-sociales que la droite qu’il prétend combattre, mais à laquelle il se contente de disputer le pouvoir.
Bref, tout concourt à rendre la Révolution impensable dans le contexte actuel renforcé encore par la mondialisation. Cependant le sentiment de sa nécessité conduit à se dire que la situation présente ne la rend impensable que dans la mesure où, toujours renvoyée à des modèles anciens, elle demeure en fait impensée.
Cet impensé est du côté de ceux qui en ressentent la nécessité, et cela pour la raison que la Révolution suppose la prise du pouvoir puis un changement radical de l’ordre social. Or, toutes les révolutions qui sont passées par ce processus, si elles ont bien pris le pouvoir, n’ont réussi qu’à installer un régime qui, rapidement dégradé par l’exercice de l’autorité et le réemploi des anciens cadres, de la police et de l’armée, n’a pu qu’ajouter la déception à la contrainte. Toutes sauf la Commune de Paris, mais celle-ci n’a peut-être été préservée de son propre désastre que par la violence de la répression qui l’a détruite.
Ne pas vouloir prendre le pouvoir sous prétexte qu’il dégrade ses preneurs paraît insensé puisque le changement passe par là. Comment se garantir contre la dégradation ? Par le contrôle qui servait de base à la Commune et qui prévoyait que les délégués demeurent sous le regard de leurs électeurs… Ce système implique que toute délégation du pouvoir soit à la merci d’un contre pouvoir représenté par l’ensemble des électeurs. Tel est théoriquement le cas dans nos démocraties, mais cela ne fonctionne pas à cause de l’éloignement des élus, de la longueur de leur mandat et, désormais, à cause des media qui ont fait de la politique un spectacle et remplacé l’opinion par l’audimat.
On pensait autrefois que la Révolution passait d’abord par l’appropriation des moyens de production ; elle passe évidemment aujourd’hui par l’appropriation des moyens de communication en vue de rendre à chacun une tête pensante et une conscience citoyenne. N’est-ce pas une utopie ? Les révolutionnaires du dix-neuvième siècle, en particulier Blanqui, étaient persuadés que la Révolution ne pouvait venir que des « déclassés », c’est-à-dire des fils de la classe dirigeante qui renonçaient à leurs privilèges pour mettre leur liberté au service des intérêts du peuple. Peut-on aujourd’hui « déclasser » les media pour leur faire jouer un rôle comparable ?
Le goût du pouvoir est si contagieux qu’il a réussi à contaminer toutes les tentatives de renversement, de changement, de transformation. Il faudrait déconsidérer le pouvoir, mais il l’est déjà par sa corruption, ses abus, ses injustices. Dans la société du spectacle, tout a une envergure spectaculaire qui frappe de vanité chaque événement et abolit sa gravité. L’information n’est plus qu’un entraînement à l’indifférence.
La nécessité de la Révolution a tout cela contre elle qui veut nous persuader de son impossibilité. Pourquoi cette impossibilité ne serait-elle pas également utopique ? Une utopie du pouvoir qui, plutôt que de l’écarter par la répression, a eu l’intelligence perverse de rendre les têtes inaptes à la réclamer. Le problème est toujours, depuis Marx et Rimbaud, de transformer le monde et de changer la vie. Ceux qui n’y renoncent pas sont plus que jamais isolés : ils ont en commun de ne pas se résigner car la nécessité les arme d’une attente infatigable hors de laquelle la vie n’aurait aucun sens. Ils ne se font pour autant aucune illusion sachant fort bien que la nécessité doit s’éclairer d’une brusque révélation qui, soudain, la généralise. Alors, dans cet éclairage là, les têtes s’éduquent très vite, et provisoirement ou définitivement, elles mettent fin à l’impossible…
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